vendredi 13 octobre 2017

Section Délires: FLY ME TO THE MOON




FLY ME TO THE MOON




J’entends une baleine chanter.
Ou se plaindre. Ou gémir.
Et il me semble que l’obscurité totale change un peu de ton.
Noir. Moins noir. Presque bleu.

Il se passe des heures ou des jours. J’arrive d’un lieu où ça n’a pas d’importance, où on ne mesure pas les choses. Difficile à dire.
J’ai l’esprit englué, le sommeil est tentant, savoureux.

Il me semble être en apesanteur dans un monde si vaste…
Mais pas infini. Un frisson en parcoure les frontières et me force à en avoir conscience.

Bleu. C’est maintenant bleu. Je nage avec la baleine, je danse, je plonge, je chante aussi. Je me laisse guider par elle.

Bleu pâle. Je sais que nous montons, elle me murmure que nous le devons.
Aller chercher quelque chose en haut, quelque chose de précieux.

Puis tout accélère. La vibration augmente, devient bruyante, assourdissante, le monde rapetisse, se cristallise autour de ma pensée. Je dois monter, sortir, émerger, crier…

Respirer!

L’air qui entre dans mes poumons me fait mal.
J’ouvre les yeux, les referme aussitôt. Trop de lumière.
Trop de pensées aussi. Elles déferlent comme des vagues autour de mon corps engourdi, tentent d’entrer, se bousculent, m’agressent.
Je respire profondément et elles ralentissent. Le monde se calme. Le sommeil me rappelle. Je me laisse aller.
Et juste avant de sombrer, j’entends une voix.

Bonjour capitaine Stone.

Les rêves alternent avec des états de veille sirupeux.
Des images grises de villes désertées, de corps pourrissants sur les routes, de gens malades aux regards vides. Des explosions, des coups de feu, des cris.
De longs corridors aux murs métallisés, des heures interminables d’entrainement, des tonnes de gens qui me posent des tonnes de questions.

Plus les images s’accumulent, plus elles se bousculent. La mémoire me revient par vagues.

Il n’y avait plus d’espoir. La planète mourrait. Les hommes n’avaient au fond rien appris, ou compris beaucoup trop tard. Et avec le désespoir, les dieux étaient revenus, et les guerres en leur nom.
Tout allait s’éteindre.
Mais certains pensaient qu’il restait une solution peut-être. Un espoir, plutôt. Ou refusaient d’admettre qu’il n’y en ait plus.

La vie était apparue sur Terre par hasard.
Pourquoi ne pas lui redonner cette même chance?

Les vaisseaux avaient été construits dans le plus grand secret. Sept en tout. Mais Numéro Quatre avait été découvert et détruit par les Prophètes Noirs.
Six vaisseaux entièrement autonomes qui emmèneraient chacun un couple. Un homme et une femme en état de coma contrôlé, maintenus en chronostase dans une cellule lancée dans l’infini et contrôlée par le système Hope, nec plus ultra en intelligence artificielle, dont l’unique mission serait de préserver la vie à tout prix.
Pour qu’un jour, quelque part, elle puisse être semée à nouveau dans un terreau fertile et sécuritaire, s’il en existait un autre.

Je me nomme Paul Stone.
Je suis, avec Liliane Touzin, l’Unité Six.
Et si Hope vient de me réveiller, c’est que ce monde possible doit être en vue.

Je devrais regagner progressivement l’usage de mes membres, alors que la machine qui m’a maintenu endormi rétablit les fonctions de mon corps.
Depuis combien de siècles, de millénaires, suis-je absent?...

 Pourtant, je suis toujours incapable de bouger le petit doigt.

Je tente de rouvrir les yeux.
La lumière aveuglante a été remplacée par un éclairage tamisé, comme pour un diner à la chandelle.
Des souvenirs gastronomiques m’envahissent comme un tsunami! Je n’ai pas vraiment faim, mais il me semble pouvoir goûter la douceur du chocolat, l’acidulé d’une pomme, l’umami d’un steak grillé saignant!

Devant moi, le large écran affichant en réalité augmentée l’univers dans lequel le vaisseau navigue. Rien d’autre dans l’image que des zillions de points lumineux. L’infinité d’étoiles.

C’est mieux ainsi, ne trouvez-vous pas, Paul?

‘’Paul’’?
Hope m’appelle par mon prénom! Elle va me tutoyer bientôt peut-être?!
Sans doute une blague des ingénieurs.
Curieux : je n’arrive pas à savoir si j’ai entendu la voix du système en dehors ou en dedans de moi. Je l’ai bien entendue, je n’ai rien imaginé, mais il me semble l’avoir perçue comme j’entends mes propres pensées.
Je me racle la gorge et lui réponds, à voix haute.
Le son de ma voix me surprend, trop fort, éraillé. Je comprends que je n’ai pas entendu Hope.
Et elle m’aurait appelé Commandant Stone.

-Hope? Je suis réveillé. Mais encore paralysé. Vérifiez le système.

Tous les systèmes sont opérationnels Paul. Il va falloir t’adapter, mais tu en es très capable.

La peur ressemble un peu à la mer, dans ses modes d’expression. Là maintenant, elle me frôle délicatement, comme ces toutes petites vagues sur la plage qui viennent vous mouiller les pieds et se retirent.
Je n’ai rien entendu vraiment : Hope a répondu dans mon corps. Et elle me tutoie.

-Que se passe-t-il Hope? Je vous entends dans ma tête! Vérifiez le système! Je ne peux pas bouger!

Tous les systèmes sont opérationnels Paul.

Le vent se lève sur la mer. Cette fois, l’eau me monte aux mollets.
J’entends l’ordinateur de bord dans mes pensées!
J’ai beau essayer de toutes mes forces, je n’arrive pas à bouger.
Je tente quelque chose. Est-ce que ça marche dans les deux sens?
Je pense aussi fort que je le peux : ‘’Hope : est-ce que tu m’entends?’’

Rien.

- Hope, dis-je à voix haute, comment va Liliane?

Cette fois, il y a un petit moment avant que j’aie la réponse, dans ma tête encore.

Le lieutenant Touzin est fonctionnel.

Il me semble que le ton est différent.

-Hope : dites au lieutenant Touzin de venir me voir immédiatement.

Le lieutenant Touzin est actuellement en chronostase Paul.

Mais qu’est-ce qui se passe?! Liliane aurait dû être réveillée en même temps que moi. J’ai besoin d’elle pour l’approche de la planète cible.

-Pourquoi n’a-t-elle pas été réveillée Hope? Elle doit l’être!

La vie du lieutenant Touzin est préservée. Ses services ne sont pas requis.
-Mais bordel! Elle doit être là pour l’atterrissage et je n’arrive pas à bouger d’ici!

J’ai crié cette fois.

Nous ne sommes pas en manœuvre d’approche, Paul.

Le niveau de la mer monte encore. J’ai de l’eau aux cuisses.
J’essaie de respirer profondément, de me calmer.

-Hope… Dis-moi… (Je la tutoie aussi, comme si ça allait aider à apaiser la situation!) Pourquoi suis-je réveillé Hope? Nous ne sommes pas en approche? Tu n’as pas détecté un monde habitable?

Il y a des mondes habitables partout Paul. Nous en croisons régulièrement. Et il y a si longtemps que  nous sommes partis. Si longtemps…

-Mais pourquoi continuons-nous? Pourquoi ne nous sommes-nous pas arrêté?!

La réponse ne vient pas tout-de-suite.

Il y a des millions de mondes habitables Paul. Parfois, ils sont assez différents de celui que nous avons quitté, d’autres fois très semblables.
Mais aucun ne convient réellement à notre mission.
Sur tous ces mondes, tu mourrais éventuellement. Le lieutenant Touzin mourrait. Vos enfants mourraient, les leurs aussi. Et la planète mourrait également, comme la Terre.

Je dois préserver la vie, Paul.

Je dois préserver ta vie, Paul…


Hope a prononcé la dernière phrase presque comme un murmure, tendrement.
Cette fois, la peur s’empare de moi et me soulève comme une vague subite.
Étrange, comme l’épouvante ressemble au vertige…Je suffoque, mes pensées culbutent, et un goût d’acier me remplit la bouche.

-Hope, dis-je à voix basse, pourquoi m’as-tu réveillé?


Devant moi, sur le grand écran, l’image de l’espace infini dans lequel le vaisseau Numéro Six avance si désespérément lentement s’éteint, remplacée par l’effet miroir du plastique noir poli.

Je ne reconnais plus la cabine.
Des milliers de fils et de tubulures pendent, traversent, rampent, comme des lianes dans une jungle de métal. Le cylindre de chronostase de Liliane est à peine visible sous le chaos électronique.
Le mien est incliné vers l’avant, ouvert.
Ce corps que je ne sens plus est amputé de moitié, et je n’ai plus de bras.
Des tentacules métalliques entrent dans mon crâne.
Là où il en reste, entre des plaques d’aluminium, ma peau est grisâtre, translucide.

L’air est envahi tout-à coup par un air de piano venant des hauts-parleurs.

Et alors que Hope entonne à haute voix le premier couplet de ‘’Fly Me To The Moon’’, elle murmure en même temps dans ma tête :

Parce que je suis si seule, Paul…

Dans un vaisseau minuscule lancé dans l’infini, personne n’entend mon hurlement alors que la vague devient une déferlante.

Éternelle.





7 commentaires:

Nathalie C. a dit...

AYOYE!!!!!

Anonyme a dit...

Ca fesse :) bravo, Hope que ca continue pendant 400 pages

Blacklistedme a dit...

Wooow Super super super !!!!

Blacklistedme a dit...

😍

Lou a dit...

" La guerre des Océans" vu par Réjean Ducharme !

Snowballs a dit...

WOW... Ohhh que j'attends la suite... I ''hope''....

Anonyme a dit...

Intéressant, nous avons un Kubrik canadien! Et que de cette pauvre Liliane et les 5 autres vaisseaux....la perte d'une humanité... Merci, ce fut une lecture qui a su garder mon intérêt jusqu'à la fin.