samedi 2 février 2019

LE BUT





    J’avançais lentement, un mètre au-dessus du sol. On avait tout le tour du lac à faire : de toute façon, ça prendrait du temps. La visibilité était excellente, pour un lac, et les vagues en surface transmettaient leurs ondes dansantes sur les pierres et les sédiments du fond. L’eau était chaude, confortable, réconfortante.

   J’observais la pluie constante de petites particules dans l’eau. De la neige, plutôt qu’une pluie…Du pollen, des poussières, des débris organiques.

   Le sol passa d’un champ de pierres un peu en pente à un patchwork d’affleurements d’argile grise, de plantations de potamots et de vallisnéries et de monticules de cailloux. Puis je distinguai à la limite de ma vision une tache bleue détonante dans ce monde verdâtre.
Je m’en approchai en quelques coups de palme.

   Une pelle. Un grattoir, pour être précis. Un grattoir très large en plastique bleu, couché à l’endroit sur le fond. Et juste à côté, une rondelle noire toute éraflée, ridée comme une glace de patinoire.
Une puck de hockey.

   Un nuage passa probablement au-dessus, voilant le soleil. La lumière baissa. Je relevai la tête et mon regard monta à contre-courant des flocons qui tombaient toujours, plus évidents dans l’eau sombre. Monta encore, jusqu’à la surface, et passa de l’autre côté du miroir.

   Dehors, c’était la nuit. Une belle nuit de janvier sur le Lac-Des-Écorces. Les enfants avaient patiné toute la journée encore, et leurs arabesques faisaient tournoyer en rafales scintillantes les flocons légers quand le soleil arrivait à percer entre deux nuages, comme attiré par leurs cris et leurs rires. Ils dormaient maintenant, dur comme des bûches d’érable. Après le souper et le coucher des enfants, la gang était arrivée, avec une couple de caisses de vingt-quatre. Roger lui, fournissait le gros gin.
Ils avaient planté les bouteilles dans le banc de neige au bord du lac, gratté la patinoire, et la game de hockey annuelle des vacances des fêtes avait commencé! Ils avaient ri et crié autant que les enfants, s’arrêtant de temps en temps au banc de neige pour une p’tite shot ou une Dow.

   Le grand Allaire avait encore marqué trois buts! Le quatrième, il l’avait manqué. Il avait visiblement choisi le mauvais filet dans les deux qu’il voyait après le tiers du gros gin!
La neige n’avait pas cessé. Pas une tempête, mais une petite neige lente qui n’arrêtait pas. Roger adorait ces parties de hockey. En fait, il adorait ce rituel d’hiver où il retrouvait ses chums. Le grand Allaire, Bob, Doc Michaud, ‘’Barniques’’ Boucher, Dave, Steve, le gros Laurin…

   Ils avaient joué longtemps. Puis, les gars s’en étaient retournés vers leurs camps autour de la baie, certains titubant plus que d’autres, après les accolades et les grandes claques dans l’dos, et les «j’t’aime mon ti-frère» larmoyants et avec plus de voyelles que de consonnes. Ils partageaient tous une profonde amitié, une passion du hockey, un goût immodéré pour les bonnes choses bien arrosées, et un amour sans limites pour leur lac.

   Roger était resté, assis dans le banc de neige avec les bouteilles vides. Il restait un petit fond de gin. La neige tombait toujours. Il essaya de suivre des flocons dans leur longue chute silencieuse. Difficile…Demain il aurait la journée pour se remettre, puis tout le monde repartirait en ville après le souper. Les vacances étaient toujours trop courtes, bien sûr. Ils reviendraient peut-être une fois cet hiver, mais ça n’était pas certain. Peut-être seulement au printemps, à la fonte des glaces. Il sourit en pensant qu’il reverrait les boys, quand la grise se mettrait à mordre une semaine ou deux après le dégel.

   La glace se recouvrit lentement d’un linceul blanc. Les enfants voudraient sûrement rechausser leurs patins demain. Dans quelques heures, en fait! Allons! Un petit coup de gratte encore avant de rentrer. Roger se releva péniblement et saisit la large pelle bleue plantée derrière les bouteilles.
Il prit son temps, savourant le froid, et le son régulier de ses coups de patin sur la glace, comme le grattage de la plume d’un scribe sur son parchemin dans le silence de l’abbaye. Et la voûte noire infinie au-dessus de lui était sa nef.

   Quand il eut achevé le travail, il revint vers son banc improvisé et replanta la pelle.
Lorsqu’il se pencha pour ramasser quelques bouteilles, il n’entendit pas la rondelle tomber de sa poche de manteau. Il rentra à la maison.

     Derrière lui la neige tombait encore. Tout lentement, comme si le froid épaississait l’air. Comme s’il neigeait dans l’eau.

   Je revins de mon monde imaginaire en même temps que le soleil. Je souris autant que c’est possible avec un détendeur en bouche. La pelle, la rondelle : impossible d’avoir plus représentative image d’un peuple, d’une culture, du Québec des Laurentides! Combien de joutes de hockey se sont disputées sur les lacs du Nord, depuis sa colonisation?
   Je laissai là la pelle. Il me semblait qu’il valait mieux qu’elle continue de parler en secret d’époques oubliées. Mais je pris la rondelle. Elle symboliserait bien cet aspect de notre histoire dans ce petit musée d’artefacts sous-marins que je rêvais d’ouvrir un jour.
Je la placerais à côté de cette batte de baseball que j’avais trouvé un jour au Seize-Îles. Elle était entièrement ensevelie dans plusieurs pieds de sciure de bois au fond de l’eau, devant l’emplacement de l’ancien moulin à scie de Joseph Rodger, le premier à habiter le lac. Les vieux du village m’avaient parlé de ces games de baseball que les employés faisaient parfois, dans la grande cour à bois au bord de l’eau…
J’emportai mon petit trésor et poursuivis ma plongée.

   Quelques semaines passèrent. Nous achevions nos recherches au Lac des Écorces.
Un soir, alors que je rangeais mon équipement dans l’auto, je vis un inconnu s’approcher timidement. Un grand gaillard aux cheveux gris bouclés en bataille et aux lunettes noires.
Il se présenta et m’expliqua que les gars de la municipalité à qui j’avais montré des photos du grattoir et de la rondelle au fond de l’eau lui avaient raconté la trouvaille. Puis, il me parla en hésitant, visiblement assez ému, de son voisin sur le lac qui était mort tout récemment d’un cancer.
Son voisin qui chaque hiver, pour le plaisir de tous, petits et grands, entretenait une grande patinoire  devant chez lui, au fond de la grande baie. Son voisin qui était aussi son meilleur ami.
Et il me demanda si j’avais encore la rondelle.
Et si je pourrais considérer de m’en défaire…

Au nombre de parties de hockey qui se sont jouées sur ces lacs Laurentiens que j’aime tant : j’en trouverai bien une autre…



6 commentaires:

Yves La Rocque Artiste Peintre a dit...

Une vraie belle plume et une narration captivante! Bravo et....encore quelques autres petits récits comme celui-là :)

Jean-Louis Courteau a dit...

Merci!!!

El Gringo a dit...

J'adore!

pepe a dit...

Mes respects monsieur Courteau

Unknown a dit...

L'imagination, pour la plupart des "bien pensants" est le résultat d'une association de pensées créée par nos capacités intellectuelles d'homo-sapiens. Elle n'a pas de limites connues mais elle peut varier considérablement d'un individu à l'autre.

Un autre point de vu.

Peut-être que cette rondelle trouvée dans ce lieu incongru a re-stimulée des images issues du passé ou d'une vie passée et que cette succession d'image t'a inspiré cette histoire d'une logique imparable avec un fin aussi émouvante. Qui peut le dire avec certitude sans avoir expérimenté l'accès aux vies passées.

Un fait incontestable, on peut philosopher sur l'origine de l'imagination mais certainement pas sur la capacité intellectuelle d'aligner les mots et les phrases pour tisser une histoire aussi savoureuse dans des tournures de phrases délectables à souhait.

Cette lecture a été comme siroter un verre de Porto
avec un cigare en regardant un coloré coucher de soleil sur le bord d'un lac en plein été en compagnie de gens qu'on aime. Bravo. Cette lecture a été de loin le meilleur moment de plaisir de ma journée.

Soit assuré que je ne protesterai pas si tu m'envois de tels textes à tous les jours... Tu as un talent indéniable.

Ton parrain




Unknown a dit...

Ton style d'écriture me fait tripper Jean-Louis! Des petits textes comme ça, n'hésite pas a nous en pondre plus!

Alex Boyer(un ancien conseiller du Atmosphère St-Sauveur)