lundi 6 avril 2015

L'AFFÛT


Pas de chevreuil.

J’ai trois petites fenêtres dans ma tente-affût plantée au pied d’un gros hêtre mort en haut d’une butte, à l’orée d’une érablière.

À gauche, je vois le flanc de la colline voisine qu’une coulée sépare de la mienne. Dans ma fenêtre du centre, le bois dense des abords d’un marais.
À ma droite, au sud-ouest, une plantation serrée de jeunes érables dont la fonction première est de me fouetter les lobes d’oreilles gelés quand je quitte ma cache le soir.

À chaque minute de chaque heure, je balaye du regard mes trois paysages.

Pas de chevreuil.

De temps en temps, une percée de soleil déroule sur le tapis de feuilles mortes des lisières dorées.
Je n’ai pas encore froid. Mais ça viendra.
Il est huit heures.
Je ne suis pas encore trop inconfortable, assis sur mon très petit siège pliant.
Mais ça viendra aussi.

Balayage. Pas de chevreuil.

À la limite de ma vision périphérique, dans mon hublot bâbord, il y a une feuille de hêtre restée accrochée à sa ramille par un fil, qui se met à bouger des fois, sans aucune raison.
Sans le moindre souffle de vent.
Et évidemment, ça me fait sursauter à chaque fois.

Ça a bougé!
Pas de chevreuil : ce n’est que la feuille...

Je devrais peut-être sortir de ma cachette et aller l’arracher. Mais si je fais ça, le chevreuil va passer au même moment, c’est sûr.

J’ai bien dormi. Neuf heures. Je suis bien éveillé. Pourtant, aussitôt que mon regard s’arrête sur une portion d’un de mes trois paysages, je suis comme hypnotisé. Les arbres plantés sur la pente d’à côté deviennent des coups de pinceau imprécis, d’innombrables tons de gris sur le fond pointilliste des feuilles mortes, et j’entre dans une rêverie silencieuse, une stupéfaction momentanée, une virgule allongée dans le babillage incessant de la pensée...

Puis la feuille bouge et me ramène brusquement à la réalité comme le claquement de doigts de l’illusionniste.

Pas de chevreuil.

Je suis sourd à soixante-dix pourcent. Si la bête vient, je ne l’entendrai probablement pas. Mais la forêt n’est pas silencieuse.
Pas qu’on entende des oiseaux, ou l’occasionnelle course d’écureuils : le bois ici est curieusement inhabité.
C’est plutôt que j’entends constamment un genre de bruit de fond qui ressemble un peu à une brise qu’on percevrait de loin passer entre les branches, ou le bruit des vagues dans un coquillage.
Peut-être que les montagnes autour de moi servent d’amplificateur, comme une conque géante, et qu’assis seul ici j’entends mon propre sang circuler, le ronronnement sourd de ma propre machine.

Ou peut-être est-ce le langage des choses qui ne bougent pas, la conversation des troncs et des pierres, des souches et de la terre...
C’est certain; quand on a la mémoire si longue, on doit parler tellement lentement que pour nous autres fugaces gens, les phrases sonnent comme le vent...

Le vent qui a fait bouger la feuille. La feuille qui me surprend.
Balayage.
Pas de chevreuil.

Les nuages s’évaporent, le soleil sort pour de bon.

Sur le flanc de colline à gauche, des zillions de petites branches pâles s'illuminent et ma fenêtre devient un tableau de Jackson Pollock.
Dans celle d’en face, où est le soleil du sud, les tiges fines brillantes suivent toutes une direction courbée comme les segments d’une toile d’araignée mouillée devant le jour levant.

Un craquement.
Derrière moi.
Je suis si dur de la feuille, (tiens! C’est drôle ça!), que pour que je l’entende, il faut vraiment que ce soit tout proche.
Je retiens mon souffle. J’imagine voir apparaitre dans une de mes ouvertures le flanc gris roux de la bête et sentir son odeur musquée flotter autour d’elle.

Mais rien ne se passe.

Ça n’était sans doute que le relâchement soudain dans la douce chaleur solaire de la tension crispée d’un jeune tremble frileux.

Pas de chevreuil.

Tiens! De la vie!
Un petit papillon blanc passe devant. Il volète laborieusement, esquivant une branche tantôt par en-dessous, tantôt par en-dessus, ici à gauche et là à droite, comme incertain de son chemin, soldat retardataire derrière la cohorte de l’été disparue au sud.
Je suis mille fois plus gros que lui, enveloppé de multicouches de vêtements techniques, et j’ai froid.
Lui, pâle petite chose toute nue, cherche l’amour dans la grisaille de novembre.
Qu’elle est étrange, la vie...
Il s’éloigne et se fond aux taches claires des écorces et des lichens.

Le temps passe, je ne sais où.

Le ciel s’est couvert à nouveau, rideau tiré sur l’infini, cachant en haut l’univers où meurent et naissent des étoiles enfantées des amours des galaxies.
Moi je suis ici, seul dans une tente camouflée au creux des bois gris, essayant d’avoir l’air de ne pas être là, cherchant le vol hésitant d’un papillon blanc.
Papillon blanc.
Papillon blanc.
Papillon blanc.

Des fois, je reviens à moi après une absence passée je ne sais où dans mon esprit, ou ailleurs, et dans mes oreilles tourne en claquant la pellicule arrivée au bout de sa bobine de mes pensées d’il y a un moment.
Les mêmes quatre ou cinq notes que je chantais dans ma tête avant de disparaitre, ou la même fin de phrase d’une réflexion.
Comme si j’ouvrais les yeux seul dans une salle de cinéma où l’on jouait ma vie après m’être endormi.
Le chevreuil aurait pu passer bien tranquille, personne dans la tente pour l’inquiéter.
Et pourtant, je ne me suis pas assoupi.
Que se passe-t-il quand l’esprit joue à cache-cache avec lui-même? Lequel des deux est en vie?

Balayage des paysages.
Pas de chevreuil.

Le temps est passé, la lumière baisse. Il reste une heure au jour.
Un mulot court sur une grosse branche morte tombée et arrivé au bout plonge à l’abri sous les feuilles.

Le mystère va s’installer.
Un chevreuil au panache immense ne passe pas sur le flanc de la butte, escorté d’un enfant nu jouant de la flûte, un papillon blanc posé sur son épaule.
C’est l’heure où tout est possible, où les ombres ne suivent plus les vivants mais les poussent devant.
L’heure où tout s’inverse, tout bascule, l’heure inquiétante du crépuscule.

Le contour des troncs et des rochers, le dessin des arrachis; tout s’imprécise.
C’est quoi, cette tache là-haut, sur le coteau? Un chevreuil?
Il me semble que ça a bougé...C’est un bout de panache ça, non?
Je jurerais que ça n’y était pas plus tôt...
Il suffit d’un peu moins de lumière et voilà qu’on doute de tout. C’est elle, le réel ciment du monde.


Il se met à pleuvoir. Juste quelques gouttes arythmiques.
Si je suis chanceux, peut-être que l’eau alourdira la feuille de hêtre assez pour qu’elle tombe enfin!

Je me demande où est mon papillon. Et s’il survivra. Et s’il a trouvé l’amour.

Balayage visuel.
Pas de chevreuil.

On n’y voit plus assez de toute façon. Ils pourraient être quinze en chemises hawaïennes, je ne le saurais pas.

La fermeture éclair de la porte de ma tente fait un bruit offensant.
Je m’extirpe et m’étire longuement, dans un mélange de douleur et de soulagement.
Je ramasse mon sac, ma vieille Winchester, et entreprend de traverser le bosquet d’érables fouetteurs.
Deux minutes plus tard, je retrouve le sentier qui descend de la montagne.
Je reviendrai demain.

Derrière moi, dans la pénombre, en silence, la feuille de hêtre s’agite inexplicablement  comme pour me saluer.


9 commentaires:

Renata a dit...

Quel beau récit !
Chaque mot a fait revenir en moi le souvenir des heures passées dans ma cache, il y a déjà quelques années, l'attente, la rêverie, l'anticipation, les soubresauts au moindre craquement, les odeurs.
Merci, toujours un plaisir de te lire. xxx

à voir à l'oeil a dit...

T'as le tour de peindre avec ta plume aussi bien que de dire avec ton pinceau. C'est fluide comme le vent qui emporte une plume. Te lire c'est comme voir un tableau. Tu écris et tu peins en même temps. Tu es un virtuose JL!

Jean-Louis Courteau a dit...

MERCI Renée!
Et merci Daniel: venant d'un poète, c'est un beau compliment...

Moineau a dit...

Une rêverie incomparable. J'adore.

Anonyme a dit...

Wow! Mon frère. C'est comme si on y était! Merci pour ce magnifique texte
xxx
Diane

Henri Lessard a dit...

Dans le fond, il ne se passe rien, sinon la journée (mais pas les chevreuils, et encore moins Godot, mais c'est une autre histoire). Pourtant, c'est un texte très riche, pleins d'images surprenantes.

Jean-Louis Courteau a dit...

Merci Henri! Venant de quelqu'un de ta plume, c'est encore un honneur...

à voir à l'oeil a dit...

Je récidive, un texte-réalité super bien rendu. À relire comme on réécoute une belle chanson. Pour avoir connu le bois pendant des années, vécu avec les algonquins, je peux te dire que tu lis dans mes pensées par l'envol de ta plume. "Wèwèchkéchi nikamonan" (Chanson du chevreuil) Je connais les paroles par coeur en algonquin tel que m'a enseigné feu Arthur Smith qui l'a composée et joué au tambour: "Fuyez,fuyez mes enfants, les chasseurs s'en viennent...te la chanterai quand je te reverrai.

Lucie Bertrand a dit...

Un, deux, trois GO, je vais plonger. Ça fait un bout que je retiens mon souffle, j'attends...je respire...j'essaie d'avoir de la matière, des beaux mots à dire, c'est difficile. On consomme vite un bonheur et on se dit qu'on va donner en retour mais vite la vie reprends son cours et l'émotion pure et belle s'estompe comme un mouvement à la craie pastel, ça part vite au vent si on ne la protège pas avec un fixatif.

Et voilà qu’un sauveur, vient me nourrir de ces mots qui sert bien mon propos…le bon auteur est celui qui plonge dans les abysses de l’âme humaine pour revenir à la surface et témoigner de ce qu’il a vu pour nous l’expliquer…c’est dur d’être un auteur, c’est dur d’être un artiste et c’est dur d’être un humain tout court.

Retour dans le temps, je suis fébrile, j’arrive et je cherche des yeux un repère, elle s’appelle Françoise, je l’ai vu une chance, ça me donne déjà du courage, je la serre dans mes bras. On est ensemble sous un chapiteau, une exposition champêtre, chacune on présente ce qu’on a fait de nos mains aux yeux du public qui s’en vient. Une artiste près de nous présente un tableau, c’est beau, c’est la mer. Françoise me dit, Lucie tu devrais voir la mer de Jean-Louis, c’est magique. Alors le même soir, je plonge oui j’aime le mouvement, la couleur, votre eau est magnifique, je peux sentir le froid sur ma peau, j’aime les requins…. Mais ce qui me fait pleurer et c’est la lecture de "L'AFFÛT". Le même sauveur dit qu’on lit pour ouvrir des portes à l’intérieur de nous et ce qui se trouve souvent dans les livres, se trouvent déjà à l’intérieur de nous. Ça c’est magique mais dire cette phrase à l’homme que j’aime, un homme infiniment bon et de peu de mots pour qui la chasse est un état de grâce ne va pas changer grand-chose. Alors, je prends ma plus belle voix et je lis pour lui votre texte, c’est difficile, je garde la voix forte pour ne pas pleurer et je vois dans ses yeux qu’il adhère complètement, c’est beau pour lui car je mets des mots sur ces émotions et enfin je sais ce qu’il ressent.

Après tout ces mots, il m’en reste qu’un………..Merci!

Lucie Bertrand