mardi 2 novembre 2010

AUTOUR DE LA CACHE



    On a plein de temps pour penser, dans une cache à chevreuil. Pourtant, je n’y arrive pas. La plupart du temps, si je n’écris pas, je me rend compte au bout d’un moment que la pensée que j’avais en entrant dans le bois est toujours là dans ma tête tournant comme le bout de pellicule d’une bobine de film arrivée à la fin.
   Toute l’attention est centrée sur l’ouïe et la vue et je balaye du regard sans arrêt le même paysage, à l’affut de ce qui n’y était pas au regard précédent. La tache claire là-bas a-t-elle bougé? Et çà c’est une souche, ou çà vient d’apparaitre?
   Et le temps passe, lentement et trop vite, çà n’a plus d’importance. Par moments il cristallise soudain et tout fige avec mon souffle, parce qu’une mésange a changé de branche, un écureuil a fait un bond, une perdrix s’est déplacée…
   Puis, après le petit rush d’adrénaline, la bobine recommence à tourner.

   Cette fois-ci, j’écris. Et c’est fou à quel point çà me demande un effort! Ma tête voudrait se réfugier dans cette hypnose, dans cette litanie du même bout de pensée qui roule sans arrêt, pour y trouver le confort de ne plus avoir à travailler, le repos qui vient avec une certaine démence, la permission qu’accorde le déguisement.
   D’ailleurs, c’est l’halloween aujourd’hui.

   Je chasse à Ferme-Neuve, là où chassaient mon père et ses frères. Dans les bois et les montagnes mêmes d’où sont sortis tous ces bucks fièrement exhibés sur les vieilles photographies qu’il m’a laissées, trophées des aventures maintes fois racontées.
   Je n’ai jamais pu chasser ici avant. Pas dans ces mêmes flancs sud, dans ces mêmes passes si densément peuplées de souvenirs fantômes. Mon père a préféré, le temps venu où il a souhaité se rapprocher de la ville et de sa maîtresse, vendre le camp de chasse qu’il avait bâti et qui fût le théâtre de mon enfance, plutôt que de le laisser à son fils et ses filles.
   Je lui en ai tellement voulu! Pendant des années, toutes les années où on est immortel, j’ai cherché à le ravoir, à le racheter, ou à en trouver un dans le même territoire. Çà ne s’est jamais fait. J’avais choisi la peinture et la bohême, je n’ai jamais eu l’argent qu’il fallait, ni la chance de trouver quelqu’un qui soit prêt à se défaire d’une cabane qui serait devenue mon château.
   Je lui ai pardonné, à mon père, quand il a basculé de l’autre côté, quand il est arrivé à la fin de sa bobine à lui et que le bout de pellicule s’est mis à claquer dans sa tête pour ne plus s’arrêter, et qu’on l’a enfermé avec sa mémoire effritée au trois nord de l’hôpital des vétérans. Comment lui en vouloir maintenant qu’il payait le prix de sa vie si chèrement. Maintenant qu’il allait mourir deux fois.
   Quelques années ont passé, après ce matin où je l’ai vu couché la bouche démesurément ouverte comme pour essayer d’aspirer un grand coup avant le plongeon infini. Et son frère l’a suivi, dernier des quatre enfants, emportant une époque, devenant une légende.

   Je chasse à Ferme-Neuve, en ce matin d’halloween ou le froid d’une couche de neige tombée cette nuit commence à me gagner, parce que Simon m’a invité à l’accompagner. Simon, petit-fils de son grand-père Courteau, le frère de mon père, l’oncle préféré de mon enfance innocente. Simon, qui aime Ferme-Neuve autant que je l’ai aimée à son âge, qui y a des racines comme les miennes, qui en a fait aussi sa Terre Du Milieu, et qui a hérité du camp de Jean-Marie.
   Alors je suis ici dans ma tente-cache portative, quelque cent mètres en bas de celle, permanente, de l’oncle et maintenant de son successeur. Il fait décidément froid, les souvenirs s’entrechoquent en moi et c’est bon.

   C’est drôle la chasse. On arrive le matin rempli de l’optimisme frisant l’assurance que de longues conversations à échafauder de fines stratégies ont nourris. Et les ombres qui se replient à regret devant l’aurore sont emplies de mystère et de promesses.
    Puis le jour s’installe, cru et clair, et le buck de rêve s’évanouit au fur et à mesure que les dents se serrent pour résister au froid.
   Plus le temps avance et moins on y croit.
   Puis midi arrive et on se rejoint à la jeep et on retourne au camp, à la soupe chaude et au feu de poêle devant lequel on met les feutres à sécher. Le café fait du bien. Avec la chaleur l’espoir revient, et on se dit que çà va bouger à la brunante.
   Le soir approchant, les ombres reviennent et murmurent le bruit des sabots fins se déplaçant secrètement. Le buck rôde. Il est là.


   Mais il ne sort pas encore.
   Et après une longue nuit de sommeil lourd au chaud du duvet d’un vieux sac de couchage, back to the cache dans la lumière grise bleue d’un autre matin couvert. La neige n’est pas toute fondue et l’eau de la grande flaque près du sentier est gelée.

   Un autour des palombes s’est posé à dix mètres de ma tente sur une branche morte d’un érable. Il est intrigué par le mouvement de ma tête qu’il perçoit dans l’ombre de l’ouverture qui me sert de fenêtre. Mais il regarde aussi constamment vers le haut de la montagne, dans mon dos, là où Simon est à l’affut.
   Que voit-il? Qu’est-ce qu’il entend?
   Il tourne la tête mais son grand corps gris au duvet gonflé ne bouge pas. Il monte une garde parfaite et se fond si bien à l’environnement que j’ai parfois peine à le retrouver après un coup d’œil sur mon petit territoire de chasse, que nous partageons pour le moment.
   Le rapace dresse la tête. Quelque chose a capté son attention derrière moi. Il ne me regarde plus et reste parfaitement immobile.
   De longues minutes passent. Il ne bouge toujours pas. Mon attention faiblit puis je retourne à l’inspection des abords de la flaque et du sous-bois.
   Un petit frisson. Le froid s’en vient, tranquillement. Silence parfait dans la forêt. Rien ne bouge que l’occasionnel petit papillon pâle qu’on ne voit me semble-t-il qu’en novembre. Comment fait-il pour résister au gel?

   Le bruit soudain comme un coup de tambour puis la frénésie de feuilles givrées piétinées me fait sursauter violemment! Le chevreuil est-il venu me renifler pratiquement dans ma tente?!
   L’autour se déplace d’un pas sur son perchoir, le regard aiguisé vers le sol. Deux écureuils fous se poursuivent en zigzaguant entre les repousses, menant un bruit d’enfer en levant derrière eux des volées de feuilles mortes. C’est en bondissant sur ma tente que le poursuivi m’a fait pratiquement sortir de ma peau, et c’est lui et son copain que l’oiseau surveillait depuis un long moment, conscient de leur présence bien avant moi. C’est bien sûr lui le réel chasseur…
   Les deux garnements hyperactifs poursuivent leurs jeux en s’éloignant vers l’ouest, et l’autour s’envole pour les suivre, grise et silencieuse menace au-dessus de l’insouciance enjouée.

   Tout redevient immobile et calme et un papillon passe quelques minutes après, trivial, là où une vie a failli s’éteindre pour qu’une autre continue…

(Pour Pierre et Chantal.
Merci Simon...)

4 commentaires:

pepe a dit...

oui, c'est ca tout à fait, si je n'y ai pas pris un chevreuil ou un rhume j'y ai quand même pris quelques centimetres intérieur...

Jean-Louis Courteau a dit...

Beau çà, Pépé...

Nathalie C. a dit...

Merci pour ce récit; pendant quelques minutes, je m'y suis perdue. J'avais même les mais gelées!
C'est comme une petite dose d'un futur grand livre...

Nathalie

Eric Laroche a dit...

Oui Jean-Louis, bon texte... Je ne suis pas chasseur, mais je m'imaginais aisément embusqué, guettant la visite du trophé... Je vais aller faire du feu dans le poêle, j'ai un frisson.