mercredi 10 avril 2013

LE VERNISSAGE




LE VERNISSAGE



Les grandes fenêtres sont placardées de boites de carton défaites, tenues en place à grands renforts de duct tape. Mais ici et là, par des joints mal ajustés, l’éclat de l’extérieur crée des blessures de lumière vive aux arêtes coupantes.
Rien autour de l’immense loft, que cette fine pluie de poussière traversant les rayons pâles comme une neige marine au fond des abysses.

Au centre, le chevalet.

Un grand chevalet de bois ouvré, artefact du quattrocento, sinon une décente imitation. Avec une petite toile de lin montée à l’ancienne, aux clous, posée sur sa tablette double contenant les tubes de peinture.

Un peu à droite, devant le chevalet, un fauteuil rouge, d’une autre époque.

Et assise dedans, les bras posés sur les accotoirs, les longues et gracieuses mains pendantes, toute de noir vêtue, une très belle femme.

Mon modèle. Mon terrifiant modèle!
Le portrait avance, pourtant. Et certains diraient assez bien.
Mais pas à mon goût. Pas suffisamment bien. Je le sais.
Les traits sont là, fidèles, mais il manque encore ce petit rien qui change tout. Ce je-ne-sais-quoi qui allume le regard, cette onction de peinture qui baptise le tableau, cette touche qui donne la vie, la précieuse vie...

C’est à chaque fois comme ça. Enrageant.

Combien de fois ai-je livré ce combat, et perdu? Combien de fois ai-je tout détruit quand la frustration est devenue insoutenable?
Au fond c’est leur faute. Elles ne comprennent pas. Moi, je sais que j’ai ce qu’il faut. Mais elles ne le voient pas.
Je le vois dans leurs yeux. Leur regard fuyant.
Elles méritent bien au fond de disparaître, de se passer de cette immortalité que je leur offre.

Dehors, une voiture de police fonce à toute allure et la plainte démente de sa sirène passe à travers le silence de la pièce.

Elle n’a pas bronché. Elle me regarde toujours.
Une hallucinante maitrise de soi, un calme impossible.
Je dois y arriver. Tout en dépend.

Mes mains tremblent. Ça n’arrange rien.

Je la regarde.

Je regarde ma toile.
Un peu plus d’ocre jaune, à peine. Mais le ton de l’ombre de ses pommettes est trop foncé. Il n’acceptera pas la pâleur de l’ocre sans qu’il ne se crée un sfumato indésirable.
La couleur doit être construite dans le même ordre, ou le même chaos, que dans la nature. Je le sais.
Le blanc de l’os, le bleuté des nerfs, le nacré des ligaments, le brun rosé des muscles, le jaune ocre de la chaleur, et le précieux rouge carmin du sang. Rouge sang. Rouge de vie ou de mort.
Dans cet ordre.
Puis la peau à la fin, qui n’est que cette mince enveloppe translucide, fragile.

La sirène dehors meurt doucement dans le lointain.

Je ne peux m’empêcher de sourire, nerveusement.
Ils cherchent celui qu’on a surnommé Le Vernisseur.
Ne le trouveront pas. N’ont toujours rien compris.

J’essuie la joue peinte avec un coin de ma manche et le côté de ma main. Je ne retrouverai pas la blancheur crayeuse du gesso sur le lin, mais je peux reconstruire à partir de ce gris. Je dois reconstruire.

Je ne sais même pas comment elle s’appelle. Et ça n’a pas grande importance.
Elle me regarde toujours. Comment fait-elle? Comment dresse-t-elle ce mur froid et noir derrière son regard? Aucune appréhension, aucune curiosité, aucune nervosité. Mais cette fois, il ne s’agit pas de cette statufication derrière laquelle les modèles, du moins ceux avec qui on a rien développé d’intime, se cachent pour échapper à l’ennui, ou pour masquer l’indifférence, se fichant absolument que vous risquiez vos tripes et votre âme à capturer dans leur traits une noblesse qu’elles n’ont pas.
Je le vois bien.

Je vois bien que je ne vois rien.

Et il faudra bien que je le peigne, ce regard...

Mon dessin est solide. Je le sais.
Ses traits sont là. Sa beauté, que je ne peux pas ne pas voir, malgré la peur.

Ma brosse va d’une couleur à l’autre sur la grande palette de bois. Prends un peu de blanc de plomb, effleure le bleu de Prusse, hésite, redépose le Prusse et saute au cobalt plutôt, caresse la terra rosa, puis cet indispensable ocre, et frôle le carmin avant d’aller danser des figures en huit au centre, comme des signes d’infinis.
Comme l’infinie douleur de peindre.

Combien de fois je l’ai entendue cette phrase insignifiante, cette insulte.
-‘’Vous êtes peintre! Ah! Quel beau passe-temps! Quelle chance vous avez d’avoir ce talent!’’
Je ne peux plus l’entendre.
Mais qu’est-ce qu’ils en savent, du métier?! De ce...passe-temps?!
Comment peuvent-ils s’imaginer avoir quelque parenté d’esprit avec moi parce qu’ils barbouillent dans leur temps libre ces insignifiants bouquets de fleurs, ces paysages verts comme des salades romaines, ces abominables portraits de leur neveux chéris ou de leur mignon petit chaton?!!!
Sans jamais sentir le gouffre sans fond sous leurs pas, la douleur insoutenable d’avoir devant soi la terre promise, la shangri-la , et de sentir s’écrouler sous leurs pieds la passerelle pour y accéder.
Je les envie probablement, au fond.
De pouvoir manipuler toiles et pinceaux sans se douter du danger, sans se douter un seul instant que ce sont réellement miroirs et poignards.
Sans savoir à quel point ici plus que partout ailleurs dans l’univers, la vie se paye de la mort.
Sans savoir qu’ici encore plus, rien ne nait qui ne soit enfanté dans la plus grande souffrance.

Mon pinceau papillonne, butine les fleurs de pâte huileuses, puis vole et touche et retouche sur le canevas le visage parfait mais éteint.

Je n’y arriverai pas.
Encore.
Et le gouffre noir sans fond se surimpose au rectangle de tissu.
Le désespoir monte, me serre la gorge, la colère, la douleur, la mort.

Et là devant, elle, elle ne bouge toujours pas d’un cil. Modèle rêvé, modèle parfait, beauté, grâce, noblesse, mais aux yeux noirs et éteints, inexpressifs.

Elle me regarde droit dans les yeux. Elle sait. Elle sait ce qui vient, je le vois tout d’un coup.

Quelque part dans la nuit profonde de ses yeux noirs s’est levée une lueur blafarde, comme la maladive pâleur d’un minuit de février, comme l’appétit d’une lune d’hiver qui se lève sur les landes gelées sans vie.

Au fond, ce sera une libération pour nous deux, me dis-je. Et cette pensée arrive presque à me calmer.

Je nettoie mon pinceau dans le gobelet de solvant pincé à la tablette du chevalet, l’essuie sur ma manche.
Puis je le trempe dans cette tache de rouge bruni presque noir au coin de ma palette.
Comme du sang séché.
Et je commence à signer le tableau.

La main droite de ma Mona Lisa bouge, se soulève et se redépose entre ses jambes, sur le revolver.

Le bruit de la détonation est assourdissant, dans cette pièce qui n’a entendu depuis sept jours que ma respiration et le frottement de la brosse sur le lin. Je suis bêtement surpris pourtant de ne l’entendre qu’après que je sente ma cuisse droite exploser.
Puis la douleur arrive comme un train et me secoue si violemment que j’en perds le souffle et tombe à genoux.

Elle s'est levée. Elle s’approche, voit le tableau.

À travers les vagues de douleur, entrecoupées de la vision d’un grand tunnel à l’extrémité duquel évidemment aucune lumière ne m’invite, je la vois sourire. À peine.
Énigmatique.
Et je m’en fous.

Elle enfile des gants chirurgicaux. Se penche sur moi. M’ouvre la bouche et m’introduis un doigt dans la gorge.
Avant de fermer les yeux, je relis sur le tableau au-dessus de moi, ma signature.

‘’Fuck you’’

Et elle verse dans ma bouche ce même vernis à tableaux qu’on a retrouvé dans tous les autres cadavres.

La mort est incolore.

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3 commentaires:

Nathalie C. a dit...

Extraordinaire!!!
Bravo!

Anonyme a dit...

bon ben moi, je vais garder ma job de jour...
C'est plus tranquille

Louis
en passant, ta plume est chirurgical, précise, tranchantes, avec une finesse.....
mais la plume, elle est aussi tenu par toi.....son guide, son énergie, son essence même.

Nicole a dit...

Je croyais que j'étais à la retraite depuis plusieurs années!...
La route de mon travail m'a donné bon vent durant 33 ans...J'ai aimé , échanger et créé!
Je me rends compte par ton texte intéressant et touchant qu'on est jamais à la retraite quand on crée...
Bonne route monsieur le peintre!!!